17 avril 2016

De l'importance de la ponctuation

Le dernier roman de John Grisham, L'Insoumis, met en scène un nouveau personnage, Sebastian Rudd, “avocat des causes perdues”. Il ressemble par bien des aspects à Mickey Haller, l'avocat récurrent de Michael Connelly, ne serait-ce que par l'emploi d'un véhicule comme bureau ambulant (un fourgon Ford, plus spacieux que la Lincoln Town de Haller).
Contrairement à Connelly, Grisham traite plusieurs affaires dans ce  roman (444 pages), organisant son livre à la façon d'une série télévisée : chaque affaire constitue un épisode, sans être toujours résolue immédiatement, tandis que la vie personnelle de Sebastian Rudd évolue en toile de fond. Dans le dernier tiers du livre, ce sont carrément trois affaires qui se vont se télescoper, avec un sens du scénario affûté et brillant.

La lecture de ce roman, agréable et ludique, a aussi été l'occasion de dénicher deux exemples montrant combien la ponctuation est importante pour le lecteur (surtout s'il lit un peu trop vite, comme c'est souvent le cas lorsque le suspense l'éperonne).

Un partenaire en tenue rose ?

Page 310, Sebastian Rudd vient d'apprendre que son fidèle Partner a été hospitalisé :
Dix minutes plus tard, j'entre aux urgences de l'hôpital et dis bonjour à Juke Sadler, l'un des avocats les plus sordides de la région. Juke rôde dans les salles de soin chassant le client.
Un peu plus bas, ledit Juke Sadler s'adresse à Rudd  :
– Ton gars est au bout du couloir, m'annonce-t-il en tenue rose, déguisé en retraité qui fait du bénévolat.
Si vous lisez vite, vous vous demanderez sûrement que fait Partner déguisé en tenue rose dans cet hôpital. Erreur, les amis ! Observez bien la phrase : aucune virgule ne sépare “m'annonce-t-il” et “en tenue rose”, ce qui signifie que c'est Juke Sadler, l'avocat “sordide”, qui est déguisé en retraité. Il en aurait été autrement si la ponctuation avait été la suivante, laissant supposer que Sadler continue de parler après l'incise “m'annonce-t-il” :
– Ton gars est au bout du couloir, m'annonce-t-il, en tenue rose, déguisé en retraité qui fait du bénévolat.
Cette subtilité de ponctuation tient également à la façon de typographier les dialogues. Deux méthodes se pratiquent en effet : de simples paragraphes précédés d'un tiret, comme ici, ou bien l'emploi de guillemets, qui permettent plus aisément de distinguer paroles et texte courant. Dans ce second parti typographique, la phrase aurait ressemblé à ceci, moins ambiguë :
« Ton gars est au bout du couloir », m'annonce-t-il en tenue rose, déguisé en retraité qui fait du bénévolat.
Il parle… ou il pense ?

Un autre exemple des ambiguïtés que peuvent causer les absences de guillemets de dialogues figure page 330. Précisons tout d'abord que le roman est rédigé à la première personne, et au présent de narration. C'est Sebastian Rudd qui s'exprime dans le roman. Répondant à un personnage, il dit ceci (nous intégrons les retraits de premières lignes de paragraphes) :
   – Je ne signe pas tant qu'ils ne sont pas mis dehors.
   Pourquoi attendre ? Je ne vois pas ce qu'il y a de compliqué à se débarrasser de ces types. C'est ce que veut tout la ville.
Quel est le sens du retour à la ligne après “mis dehors” ? Nombre de lecteurs supposeront que Rudd déplore qu'il faille attendre, en tant que récitant. La suite nous apprend le contraire, car la réponse est :
– Et nous aussi, rétorque le maire.
Le maire a donc entendu “C'est ce que veut toute la ville”, et précise que “lui aussi” (et ses administrés).
L'imprécision vient ici du retour à la ligne, qui semble marquer une pause de Rudd. Il aurait été préférable de composer ainsi :
– Je ne signe pas tant qu'ils ne sont pas mis dehors. Pourquoi attendre ? Je ne vois pas ce qu'il y a de compliqué à se débarrasser de ces types. C'est ce que veut tout la ville.
Ici également, des dialogues “à guillemets” auraient évité l'ambiguïté, soit, selon les deux hypothèses en lecture courante :
(1)  « Je ne signe pas tant qu'ils ne sont pas mis dehors. »
Pourquoi attendre ? Je ne vois pas ce qu'il y a de compliqué à se débarrasser de ces types. C'est ce que veut tout la ville.
Dans ce premier cas, Rudd parle, puis insère une remarque, pensée ou analyse.
(2)  « Je ne signe pas tant qu'ils ne sont pas mis dehors. Pourquoi attendre-? Je ne vois pas ce qu'il y a de compliqué à se débarrasser de ces types. C'est ce que veut tout la ville.
 – Et nous aussi », rétorque le maire.
Dans ce second cas, Rudd continue de parler, sans doute aucun.
Enfin, si le roman avait été écrit au passé, et non au présent de narration, les deux hypothèses auraient été aisées à distinguer, par exemple :
 – Je ne signe pas tant qu'ils ne sont pas mis dehors.
Pourquoi attendre ? Je ne voyais pas ce qu'il y avait de compliqué à se débarrasser de ces types. C'était ce que voulait tout la ville.
L'avocat a de saines lectures

Un clin d'œil pour terminer, montrant que Grisham n'hésite pas à rendre hommage à son homologue et concurrent (page 230) :
Je paie en liquide toutes mes chambres de motel, mange peu et tète du bourbon jusque tard dans la nuit avec pour compagnie le dernier James Lee Burke ou Michael Connelly.
Quelques joyeusetés orthographiques dans ce court paragraphe : motel (au singulier), ne porte pas de circonflexe, contrairement à “hôtel” (c'est un mot anglais). On “tète” du whisky, on ne le “tête” pas (comme on le voit assez souvent). Le “bourbon” n'a pas de majuscule, c'est un vin, comme “un bordeaux”, par exemple. Et “Michael” ne porte pas de tréma – un prénom américain, langue qui n'emploie pas ce signe…

Ces chipotages de compétition vous auront donné un aperçu des états d'âmes et tourments de l'éditeur-réviseur-correcteur (tourments qui auront peut-être causé des coquilles dans cet article de blog).