04 septembre 2012

La Théorie de l'information

L'activité des éditions AO se partageant entre l'édition de livres et l'informatique, le premier roman d'Aurélien Bellanger, La Théorie de l'information (Gallimard), ne pouvait que retenir notre attention.
AO est d'ailleurs aussi l'abréviation de “Assisté par Ordinateur”, tout comme ce roman paraît tout entier phagocyté par l'informatique. La Théorie de l'information a une qualité indéniable, celle de soutenir l'intérêt. Pour peu que l'on s'intéresse au sujet, on profite sans bouder son plaisir de cette saga brillamment contée, commençant avec le Minitel au début des années quatre-vingt pour s'achever dans un futur proche. Le personnage principal, Pascal Ertanger, est en droite ligne de tous ces “héros” de l'industrie du logiciel et du matériel, et l'on suit son ascension avec curiosité – puis avec vertige.

Le roman se distingue par sa documentation : il fourmille d'anecdotes et de rapprochements instructifs, sans hésiter à mettre en scène des personnalités réelles, à l'instar de Jean-Marie Messier ou Thierry Breton. L'auteur, quoique jeune (32 ans), a un talent indéniable pour remettre en perspective l'histoire de l'informatique depuis… sa naissance (à lui !). De cette comédie à la fois humaine et cybernétique, cependant, une sorte de nausée se dégage progressivement. Le cynisme et la mégalomanie des personnages, l'insistance sur le sexe (le Minitel Rose, la boîte de strip-tease dont Ertanger est un associé secret), l'humour noir ambigu à peine assumé, le sentiment aigu qu'une catastrophe se profile, tout fait ressembler furieusement ce premier roman à du Houellebecq – sur lequel Bellanger a d'ailleurs écrit un essai, apprend-on dès le verso de la page de faux-titre.

Car le roman s'achève par une envolée de SF bizarroïde et pessimiste, tout comme Les Particules élémentaires. Ce final détonne avec le reste du livre, et pourrait presque le ridiculiser auprès de certains lecteurs. Dans le même registre, on relève aussi la relation distanciée des faits, avec l'usage typique de l'imparfait pour des descriptions se situant aujourd'hui (voire demain), comme pour bien montrer qu'on se situe après ceux-ci, alors même que l'intrigue s'achève dans le futur. On ne peut pas faire plus “post-moderne” !

Des inserts d'une ou deux pages en italiques introduisent chaque chapitre en résumant telle ou telle théorie ou philosophie. On se demande alors si l'auteur souhaite faire œuvre de pédagogie ou s'il nous prend de haut. Ces encarts sont, à notre avis, superflus : on avait déjà compris que Bellanger avait lu et fait des études de philo ! Le rythme est cassé (sauf à sauter ces pages !) et l'irritation pointe face à ce qui pourrait apparaître comme du pédantisme.

Le plus intéressant, en définitive, est encore l'avant-propos. Il décrit la mégalomanie stupéfiante de tous ces magnats monopolistiques de l'informatique, qui semblent rêver d'omnipotence, voire de devenir des dieux. Le parallèle entre le milliardaire Rockfeller et Bill Gates est frappant : après une vie passée à s'enrichir, y compris en situation de quasi-monopole, voilà que ces hommes se rachètent une conduite en devenant mécènes ou philanthropes. Les angoisses existentielles d'un Steve Jobs (Apple) ou d'un Sergueï Brin (Google), qui rêvent de mobiliser leur science de l'information (et leurs richesses) pour conjurer leurs maladies réelles ou potentielles, éclairent d'un jour vaguement effrayant ces humains quelque peu dévoyés… Pascal Ertanger n'échappera pas à la règle : il finira victime d'une sorte de “bug génétique”, directement déclenché par ses projets pharaoniques de mégalomane… Non, le “meilleur des mondes de Zuckerberg” n'est pas pour demain, annonce cette fin terrible.

Une fois le livre refermé, on ne peut s'empêcher de prier pour qu'aucun de ces pontes de l'informatique et d'Internet ne deviennent les nouveaux dictateurs du XXIème siècle, encore pires que ceux du siècle précédent. C'est peut-être de ce point de vue que La Théorie de l'information est un roman “utile” !